Practeez donne la parole aux managers. Notre intention est de comprendre la situation des managers en entreprise, d’observer leurs difficultés et les bonnes pratiques qu’ils mettent en place. Nous partageons ces témoignages pour nous permettre à tous d’être inspirés et de nous rendre compte que nous ne sommes pas seuls.
Élodie Jalicoux a le rôle de Directrice Administrative et Financière et des Systèmes d’Information d’une association de 1 500 salariés. Elle manage en direct 12 personnes, pour un département qui compte 45 personnes au total. Ses expériences l’ont amenée à opérer dans le conseil et les fonctions supports, principalement dans le secteur de l’économie sociale et solidaire (collectivités territoriales, organismes de logement social et associations à but non lucratif). Maman de deux jeunes enfants, elle est également professeure de yoga. Elle a accepté cette interview pour partager avec vous son expérience.
Practeez : Si tu pouvais donner une image pour représenter la fonction du manager, qu’est-ce-que ce serait ?
Élodie Jalicoux : Le maraîcher qui observe et nourrit son sol.
Cette image me renvoie au juste équilibre entre posture d’humilité et de responsabilité que le manager déploie dans son rôle. C’est la qualité du terrain qui fait que les plantes poussent. Ainsi le manager devrait se questionner sur comment créer un écosystème, le meilleur environnement possible pour permettre l’expression du plein potentiel individuel et collectif. D’ailleurs, en ce qui me concerne je me suis déployée comme manager lorsque j’ai pris conscience que ma responsabilité première était de créer un environnement favorable. En lâchant le seul prisme des résultats et en m’attachant à l’environnement, la mise en mouvement a suivi naturellement.
P : Pour toi, quelles sont les qualités et compétences qui font un excellent manager ?
EJ : La confiance inébranlable que l’homme est bon et qu’une équipe a tout en elle. L’écoute, la curiosité, l’humilité, la pensée globale et l’hygiène personnelle. Par hygiène personnelle j’entends notamment développer la connaissance de soi, son intelligence émotionnelle, relationnelle. Prendre la responsabilité de mettre en place un rythme et style de vie qui correspondent à ses besoins ; pour être disponible à la relation, à l’autre..
P : Qu’est-ce que tu trouves facile dans ton rôle de manager ?
EJ : Faire grandir.
Une de mes boussoles dans les moments de doute c’est assurément cela ! Faire grandir, accompagner l’épanouissement du potentiel. Je fourmille d’exemples individuels. Mais j’ai envie de partager avec toi une expérience collective. Un chef de service de mon département s’est retrouvé en arrêt maladie. J’avais une visibilité très limitée (voire aucune) sur la durée de cet arrêt. Cette raison parmi d’autres rendait difficilement envisageable un remplacement. Mais comment faire autrement avec une équipe fragilisée, qui s’appuyait beaucoup sur son manager pour toute action, décision, organisation du temps, etc et en plus dans une période clé pour l’activité de l’équipe en question. Dans ce contexte j’ai mis en place un cercle avec de nouvelles méthodes. Le cercle a choisi (élection sans candidat) un facilitateur et un secrétaire. Nous avons mis en place un fichier des tensions, différents outils de management visuel et une messagerie instantanée pour l’équipe. Chaque lundi nous nous réunissons sur un temps court une heure et pas une minute de plus. Un tour de météo pour commencer et un temps de déclusion encadrent nos échanges. J’ai le souvenir de ces premiers temps où dans les météos il n’y avait beaucoup de « rien à signaler » et peu à peu, avec l’aide de jeux, de brise glace avec la répétition, avec ma propre authenticité sans doute, les peurs ont été dépassées et ce qui avait à être dit a pu l’être. Ce jour-là il y a eu un vrai déclic et l’énergie est remontée au sein de l’équipe qui s’est approprié ce cercle. Le fichier des tensions qui est resté vide pendant quelques semaines est aujourd’hui un outil que s’est approprié l’équipe et la carte des tâches sur Teams leur a permis de reprendre la main sur leur organisation. Et il y a toujours ce moment de plaisir pendant les cercles où ils cochent comme « terminée » une action. Bien évidemment ce n’est pas magique, il y a des moments d’essoufflement mais cette organisation tient et à clairement ramenée l’énergie de la responsabilité au niveau de l’équipe malgré une absence qui se prolonge.
C’est au bout d’un an que j’ai eu le sentiment d’avoir réussi. J’étais absente dernièrement et les membres ont choisi de maintenir la réunion sans moi. Ils ont été jusqu’à prendre des décisions compliquées et risquées pour leurs relations. Ils étaient fiers d’eux même et quelle fierté pour moi de constater l’évolution de l’équipe !
P : A quelle difficulté principale as-tu dû faire face récemment ?
EJ : La culture de l’organisation qui rejette le travail à partir des ressentis (surtout s’ils ne sont pas connotés positivement), des tensions.
La culture associative, la force de notre objet social contribuent probablement à expliquer pourquoi accueillir, exprimer et travailler à partir des tensions où des ressentis n’est pas du tout culturel dans cette organisation. Que quelqu’un exprime des ressentis, des difficultés ou des tensions et il s’entendra probablement dire pour couper court qu’il y a pire ailleurs. Une instance dans laquelle il n’y a pas de question, pas d’objection, pas d’avis divergent est une culturellement perçue et décrite comme une « bonne réunion ».
Mais être au service d’une noble cause nous exonère-t-il de faire abstraction de l’humain à l’intérieur de l’organisation et notamment de ceux qui ont des rôles ressources ? Pourquoi refuser de voir dans la tension une pépite en potentiel ?
Me confronter à cette culture a été la source d’une grande remise en question personnelle, de doutes. Etais-ce moi qui, comme je l’ai beaucoup entendu « voyais trop le verre à moitié vide » ? Devais-je pour être en accord avec la culture interne accepter de ne pas voir le mal être, l’épuisement, la perte de sens, les difficultés matérielles… La pratique du cercle évoqué précédemment m’a donné l’assurance que non ; travailler avec les ressentis, les tensions, les non-dits est source d’un grand potentiel de transformation positive.
P : Quel a été l’impact du Covid sur ton style de management ?
EJ : J’ose franchement être moi.
Nous sommes une organisation sociale, donc nous avons continué à travailler en présentiel, hormis pendant le 1er confinement où les équipes étaient chez elles et les cadres sur site. Peu de temps après, nous avons organisé une réunion avec l’ensemble des salariés. Au lieu de leur faire descendre des informations comme nous avons l’habitude de le faire, j’ai proposé qu’on les laisse s’exprimer sur ce qu’ils avaient vécu. Ce temps a été très utile et a permis à chacun de s’exprimer sur son vécu et d’entendre celui (parfois très différent) de l’autre. Ça a été très bien vécu et utile. Le déclencheur pour moi a été d’oser aller au bout de mes intuitions. Je continue de retirer le masque un peu plus tous les jours.
P : Utilises-tu des outils de management particuliers ?
EJ : Je suis curieuse de nature et réutilise ou transpose facilement dans le management les outils que j’ai pu expérimenter dans d’autres environnements. J’ai dans ma mallette de nombreux brises glaces, boosters, jeux d’interconnaissance, jeux coopératifs, de pratiques qui permettent de ramener le corps, le mouvement (ballon de parole, pratiques respiratoires, par exemple). Dès que cela est possible je travaille aussi l’espace pour favoriser la circulation d’énergie. Par exemple dans les réunions de cercle nous n’utilisons presque plus jamais de table. Je m’appuie aussi beaucoup sur des outils du management visuel…jusqu’à oser récemment dépasser mes complexes et me former à la facilitation graphique !
Depuis plusieurs mois, j’utilise également de plus en plus la gestion par consentement. Comme je l’ai développé précédemment, compter sur l’expression d’objections individuelles pour faire avancer un processus de décision collective…n’était pas vraiment évidement dans la culture interne. Plus largement je m’inspire de différentes techniques issues de holacratie.
P : Aurais-tu un conseil pour un manager qui aurait du mal à motiver les membres de son équipe en ce moment ?
EJ : Osez regarder au-delà de la surface
Nous avons été habitués à ne prendre en compte que le visible, l’extérieur, l’apparence des choses. Agir sur la surface des choses. Oser regarder au-delà de la surface c’est en tant que manager oser s’ouvrir aux ressentis, tensions, jeux d’égo, croyances au sein des équipes pour (re)faire émerger le sens et par effet rebond l’énergie de l’action commune. Regarder au-delà de la surface c’est également prendre en compte la personne de manière holistique et systémique.
P : Qu’est-ce que tu as osé récemment ?
EJ : J’ai proposé des cours de yoga au travail. Qu’un membre de l’équipe de direction générale propose des séances de yoga sur le lieu de travail dénotait franchement avec la représentation du cadre de direction général. Ce n’était ni conscient ni volontaire mais cela a été comme une invitation à faire tomber toute une série de représentations. Cela a permis de créer des relations plus fines, plus authentiques, notamment entre cadres et non-cadres. J’ai constaté que progressivement on s’autorise à être soi-même. Même de façon indirecte, certaines personnes qui n’ont pas assisté aux cours semblent oser faire tomber leur masque petit à petit. En proposant une séance de yoga le midi la « norme » de la pause déjeuner en vitesse parfois devant son ordinateur est aussi réinterrogée. Nous sommes autorisés à avoir quelque chose de récréatif au sein même de l’entreprise pendant la pause déjeuner. On prend conscience que l’on peut être un bon salarié et prendre une vraie pause le midi.
P : Qu’est-ce qui te ressource dans ta journée ?
EJ : La méditation, le yoga, la lecture de textes ou récits inspirants. Tous les matins, de 5h15 à 6h30 je pratique mon rituel, et je me connecte ainsi à l’énergie du jour. Ainsi, je suis beaucoup plus disponible pour les autres pendant la journée, mon équipe, ma famille. Pour moi c’est une question d’hygiène personnelle.
P : Si tu avais une baguette magique, qu’est-ce que tu changerais ici et maintenant pour rendre ton travail plus performant et fluide ?
EJ : La culture du « tout va toujours bien », du « non-dit » et la lourdeur administrative qui engendre une perte de sens et un épuisement des professionnels
P : Comment imagines-tu l’entreprise de demain idéale, en 3 mots ?
EJ : Vivante, multiforme et agile.
Multiforme : elle plus fluide, les frontières sont moins marquées, notamment intérieur versus extérieur et salarié versus indépendant.
Agile : aujourd’hui nous sommes dans les prévisions et dans l’anticipation. J’entendais ce matin que les assurances tirent la sonnette d’alarme car un monde + 4 °C ne sera pas assurable. L’entreprise de demain ne sera pas non plus assurable, l’imprévisible fera partie du quotidien des organisations.
Vivant : le modèle actuel nous coupe du vivant. Une entreprise c’est une machine, et ses salariés sont les pièces d’un système bien huilé. Dans notre système actuel, on prend une grande inspiration le matin et on se met en apnée jusqu’au soir. J’espère que nous pourrons réintroduire le vivant, avoir du souffle, de l’élan. Le vivant c’est aussi l’imprévisible et accepter que les résultats soient différents, voire bien meilleurs que ce l’on aurait pu projeter.
P : Dans ce contexte, quelles sont les compétences dont doit disposer le manager de demain ?
EJ : Connaissance de soi, humilité, curiosité, créativité
P : Qu’est ce qui existe aujourd’hui et que l’on abandonne complètement dans l’entreprise de demain ?
EJ : La loi du silence (les non-dits), l’obéissance aveugle, la déresponsabilisation
P : Si tu pouvais poser une question à tous les managers du monde, qu’est-ce que ce serait ?
EJ : Ce serait comment si nous abandonnions tous notre illusion de « pouvoir sur… » (sur les autres, l’équipe, les objectifs, les résultats) ?
P : Merci beaucoup Élodie d’avoir partagé tes réussites, défis et espoirs. A bientôt !
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